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Ne leur dis pas !
Je t’en supplie
C’est un secret et si
Tu ne leur dis pas,
C’est promis
Tu le regretteras pas !
Ne leur dis pas !
Personne ne sait
Que je t’ai ouvert mon cœur
Ne leur dis pas !
« Ne leur dis pas ! »
Interprété par Heather Wells
Paroles et musique : Valdez/Caputo
Extrait de l’album Une envie de sucré
Disques Cartwright
Le distributeur de boissons fraîches le plus proche se trouve dans la salle télé, où l’administration de l’université a réuni une cellule de crise. Je ne veux pas me risquer à demander un café gratuit à Magda, quand elle a déjà des soucis avec son boss.
Je ne reconnais que quelques-uns des administrateurs présents – et uniquement pour avoir passé des entretiens avec eux quand j’ai postulé pour cet emploi. L’un d’eux, le docteur Jessup, qui dirige le département logement, s’écarte d’un de ses confrères lorsqu’il m’aperçoit, et se dirige vers moi. Sans son costume gris, et vêtu pour le week-end d’une chemise polo et d’un pantalon de coton, c’est un tout autre homme.
— Heather, dit-il d’une voix grave et bourrue. Comment ça va ?
— Ça va.
Comme j’ai inséré mon dollar dans le distributeur, il est trop tard pour prendre mes jambes à mon cou. C’est pourtant ce que je voudrais faire vu que tous, dans la pièce, me regardent avec la même question dans les yeux :
Qui est cette fille ? Je ne l’ai pas déjà vue quelque part ? Qu’est-ce qu’elle fiche ici ?
Au lieu de m’enfuir, je choisis ma boisson. La canette fait un bruit d’enfer en heurtant le fond métallique du distributeur – d’autant que chacun, dans la salle télé, parle d’une voix étouffée, par respect pour la victime et ses proches. La télé – réglée à plein volume vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept – est exceptionnellement éteinte.
Je récupère la canette et la tiens entre mes mains sans l’ouvrir, de peur de faire du bruit et d’attirer davantage l’attention.
— Les gamins vous semblent aller comment ? me demande le docteur Jessup. En général ?
— Je suis là depuis peu. Mais tout le monde m’a l’air plutôt secoué. Ce qui est assez compréhensible, quand on songe qu’il y a un cadavre dans la cage d’ascenseur…
Le docteur Jessup écarquille les yeux et me fait signe de baisser d’un ton – alors que je n’ai fait que murmurer. Jetant un coup d’œil alentour, je constate qu’il y a beaucoup de gros bonnets de la fac dans la salle télé. Le docteur Jessup est très soucieux de l’image de son service, qu’il souhaite attentif et proche des étudiants. Il s’enorgueillit de son aptitude à communiquer avec les jeunes générations. Je m’en suis rendu compte lors de mon premier entretien, au moment où il m’a fixée en plissant ses yeux gris, et m’a posé l’inévitable question.
— On ne se serait pas déjà vus quelque part ?
Tout le monde a l’impression de m’avoir déjà vue. Mais personne ne réussit à savoir où. On me pose beaucoup de questions du type : « C’est pas toi qui étais la cavalière de mon frère au bal de promo ? » Ou bien : « On n’aurait pas suivi un cours ensemble, à la fac ? »
C’est d’autant plus bizarre que je ne suis jamais allée à un bal de promo, et encore moins à la fac.
— J’étais chanteuse.
Voilà ce que j’ai répondu au docteur Jessup, le jour de mon entretien d’embauche.
— Une chanteuse… euh… de variétés, j’avais précisé. Quand j’étais… enfin… quand j’étais ado, quoi.
— Ah oui, a rétorqué le docteur Jessup. Une envie de sucré, c’était vous. C’est ce que j’avais pensé, mais je n’en étais pas sûr. Vous permettez que je vous pose une question ?
Je me suis tortillée sur ma chaise, mal à l’aise, sachant ce qui m’attendait.
— Je vous en prie.
— Pourquoi vouloir être employée dans une résidence universitaire ?
Je me suis raclé la gorge.
J’aimerais bien que la chaîne musicale me consacre une émission. Comme ça, je n’aurais plus à faire ça. À tout expliquer à chaque fois, je veux dire.
Mais pour la chaîne musicale, je peux toujours courir. Je n’ai jamais été aussi célèbre que Britney Spears ou Christina Aguilera. Voire qu’Avril Lavigne. J’étais juste une ado dotée de poumons sains et puissants, qui avait eu la chance d’être au bon endroit au bon moment.
Le docteur Jessup avait fait montre de compréhension. Du moins, il avait eu le tact de changer de sujet après que j’eus précisé que ma mère avait fui à l’étranger en compagnie de mon manager – ah oui… et de toutes mes économies –, que ma maison de disques m’avait laissée tomber, et mon petit copain aussi – tout ça, dans l’ordre chronologique.
Quand on m’a proposé le poste de directrice adjointe de Fischer Hall, pour un salaire annuel équivalant à ce que je gagnais en une semaine dans le circuit des concerts, j’ai accepté sans hésiter. Je ne me projetais pas dans une longue carrière de serveuse – boulot qui, pour une fille qui n’aime pas se laver les cheveux parce que ça l’oblige à se tenir debout, peut s’avérer violent. Faire des études me semblait donc une bonne idée. Passé ma période d’essai de six mois (dont trois restent encore à accomplir), je pourrai m’inscrire à tous les cours que je voudrais.
Je commencerai par l’UV de psycho, histoire de voir si je suis aussi névrosée que le prétendent Sarah et Rachel.
Voilà justement que le docteur Jessup se soucie de l’état mental de Rachel.
— Elle parvient à tenir le coup ? me demande-t-il.
— J’ai l’impression, oui.
— Vous devriez lui offrir des fleurs, ou quelque chose dans ce goût-là, me dit-il. Quelque chose qui lui remonte le moral. Des bonbons, par exemple.
— Quelle bonne idée ! je rétorque, même si je ne comprends rien à ce qu’il raconte.
Pourquoi devrais-je acheter des fleurs ou des bonbons à Rachel ? La mort d’Elizabeth Kellogg l’affecte-t-elle plus qu’elle n’affecte Julio, le responsable de l’équipe de maintenance – qui va certainement devoir nettoyer à grande eau le sang d’Elizabeth dans la cage d’ascenseur ? Quelqu’un va-t-il offrir des bonbons à Julio ?
Je devrais peut-être leur offrir des fleurs à tous les deux.
— Rachel ne s’est pas encore habituée à la grande ville, poursuit le docteur Jessup, sans doute en guise d’explication. Tout ça risque de lui provoquer un choc. Ce n’est pas encore une New-Yorkaise endurcie comme nous autres, n’est-ce pas, Wells ? conclut-il avec un clin d’œil.
— Je vois, dis-je, bien que je sois toujours dans le flou le plus total.
Une boîte de chocolats ordinaire fera-t-elle l’affaire, ou faut-il que j’aille chercher un assortiment de petits-fours ? Ce qui me convient assez – vu qu’au passage je pourrai me prendre quelques-unes de ces écorces d’orange confites enrobées de chocolat noir…
Sauf que Rachel ne mange pas de sucreries. Son régime le lui interdit. Je devrais peut-être lui offrir des fruits secs ?
Notre conversation s’interrompt brusquement lorsque le président Allington entre dans la pièce d’un pas vif.
Je vais vous avouer une chose : je mets toujours un moment à reconnaître le président Allington, même si je le vois sortir de l’ascenseur tous les matins depuis que j’ai commencé à travailler à Fischer Hall, en juin.
Si je ne le reconnais jamais au premier coup d’œil, c’est parce que le président Allington ne s’habille pas exactement comme un président d’université. Il a un faible pour les pantalons blancs – qu’il continue à porter bien après la rentrée, sans se soucier du protocole – et pour les tee-shirts dorés avec le logo de l’université –, voire pour les débardeurs quand il fait lourd. Il porte également des tennis Adidas et, en cas d’intempéries, un anorak blanc et doré. D’après un article que j’ai trouvé dans les dossiers de Justine, le président a le sentiment de se rendre plus accessible à ses étudiants en s’habillant comme eux.
Sauf que je n’ai jamais vu un étudiant arborant les couleurs de l’université. Ils portent tous du noir, pour mieux se noyer dans le flot des New-Yorkais.
Aujourd’hui, le président a opté pour le tee-shirt, et non pour le débardeur, bien que la température extérieure dépasse les vingt degrés. Qui sait, peut-être était-il censé assister à une réunion du conseil d’administration, et cherchait-il à faire bonne impression ?
Tous les administrateurs se précipitent à sa rencontre, chacun tenant à assurer qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour calmer le jeu après « le drame » – ainsi La Gazette du campus ne manquera-t-elle sans doute pas de mentionner la mort d’Elizabeth, dès lundi. Alors seulement, je me dis : « Ah oui… C’est le président ! »
Ignorant tous les autres, le docteur Allington fixe le docteur Jessup droit dans les yeux, et déclare :
— Vous devriez faire quelque chose, Stan. Tout ça n’est pas bon. Pas bon du tout.
À en croire son expression, le docteur Jessup aurait préféré qu’on le retrouve, lui, au fond de cette cage d’ascenseur. Je me mets à sa place.
— Phil, répond-il au président. Ça arrive. Dans une population aussi importante, rien d’anormal à ce qu’il y ait des décès. On en a eu trois rien que l’année dernière, et deux l’année d’avant…
— Pas dans mon bâtiment ! proteste le président Allington.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’il se prend pour Harrison Ford dans Air Force One (quand il lance : « Sortez de mon avion ! »).
Mais il serait plus à sa place dans Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
Ça me paraît le bon moment pour retourner à mon poste. Je découvre Sarah assise à mon bureau, occupée à parler au téléphone. Bien qu’elle soit seule dans la pièce, l’atmosphère est désagréablement tendue. Cela semble dû à Sarah elle-même, qui raccroche brusquement le téléphone et me lance un regard noir.
— Rachel dit qu’il va falloir annuler la fête de ce soir, m’annonce-t-elle, littéralement indignée.
— Et alors ? (Ça m’a l’air très raisonnable.) Annule-la !
— Tu ne comprends pas ? On a carrément fait venir un orchestre. Tout ça risque de nous coûter quinze mille dollars.
— Sarah. Une étudiante est morte. MORTE !
— Et en modifiant nos projets en raison de son acte égoïste, nous ne ferons qu’inciter les étudiants à trouver sa mort romantique.
Mais alors, quittant ses grands chevaux et revenant une seconde sur terre, elle ajoute :
— Je suppose qu’on pourrait combler le déficit en vendant des tee-shirts ? Toujours est-il que je ne vois pas pourquoi on devrait annuler notre soirée, sous prétexte qu’une tarée a plongé du haut d’une cabine d’ascenseur !
Et le monde du show-biz passe pour être cruel ! Allez donc voir comment ça se passe dans les dortoirs !
Pardonnez-moi… je voulais dire les résidences étudiantes.